• Tu sais, lectrice Celle qui entre L’endroit dont on ne sort pas en ce Mystérieux et psychologique

    Le bateau bleu pâle

    Le bateau bleu pâle est là.
    Toujours là.
    Sa vitre barrée d’un trait blanc, un contreplacé peint à la main, un peu de travers, comme un signe qu’on ne comprend plus.
    Stationné depuis longtemps, sans plus bouger.
    Des jours, des semaines, des mois, peut-être même des années.
    Immobile, posé là entre le fleuve et la route.
    Une route un peu sablée, mélangée avec de la terre, parfois mouillée, boueuse quand il pleut vraiment fort.
    C’est là qu’il reste, le bateau, garé comme une voiture oubliée, abandonnée, et pourtant mystérieuse.

    On dirait qu’il est dans une rue à sens inverse, une rue étrange qui aurait deux trottoirs :
    un à droite, tout près de lui, et un autre à gauche, dont il faudrait faire trente grands pas enjambés pour aller jusqu’à la rive gauche.
    Entre les deux, il occupe tout l’espace, comme s’il appartenait à personne.
    Ce bateau-là, il attire les yeux.
    Il intrigue les curieux, et les curieux deviennent, sans le savoir, regardés par lui.
    Parce qu’il semble vivant, un peu.
    Comme s’il voyait, comme s’il savait.

    Autour, le fleuve brille selon la saison.
    Au printemps, il fait fleurir des reflets d’eau douce sur la coque.
    À l’automne, les fleurs mortes viennent s’y coller, un peu partout, même sur le pont, même sur la vitre barrée.
    Personne ne vient le nettoyer.
    On dirait qu’il s’efface doucement, qu’il devient souvenir.

    L’hiver, il change, il se dénude.
    Les branches se dépouillent, le vent devient plus fort,
    et les passants, pressés, en marchant, ralentissent un peu leur course —
    qu’ils fassent leur jogging, qu’ils passent à vélo ou en trottinette —
    mais ne prennent plus le temps de l’admirer comme avant.

    Ils le voient encore, plus dégarni, mais sans le voir vraiment :
    sans se demander qui il est, ce bateau, ni à qui il appartient.

    Ceux qui passent devant lui ne cherchent plus à savourer sa forme,
    sa taille, sa juste place dans le décor abandonné.

    Mais certains, parfois, s’arrêtent.Certaines en parlent parfois : il y aurait une rumeur.
    Les curieuses — plus nombreuses que les curieux — se sont renseignées.
    Ils disent qu’ils entendent de la musique à l’intérieur.
    Une musique faible, étouffée, comme à travers des murs épais.
    On ne comprend pas les paroles.
    Peut-être qu’il n’y en a pas.
    Peut-être que c’est le bateau lui-même qui chante, d’une voix lente, enfermée, pour ne pas être entendue.

    Le soir, quand la lumière baisse, il semble qu’il bouge un peu.
    Pas vraiment — juste un frémissement, un souffle dans l’air.
    Son bleu devient plus pâle encore, presque gris.
    Il a l’air fatigué, mais patient.
    Il reste là, entre la terre et le fleuve, entre deux mondes.
    Ni vraiment mort, ni tout à fait vivant.
    Comme s’il attendait quelqu’un, ou quelque chose.
    Peut-être le retour de l’eau, ou le retour d’une main humaine qui saurait à nouveau le conduire.

    Et la rumeur continue.
    On dit qu’une nuit, la porte s’est ouverte.
    Oui, une vraie porte — qu’on ne voyait pas avant — s’est soudain entrebâillée dans le flanc du bateau.
    Une lumière en est sortie, douce, dorée, presque chaude.
    Certains passants l’ont vue. D’autres ont dit avoir entendu de la musique, cette fois clairement.
    Pas un simple son étouffé, non : une vraie mélodie, humaine, vivante.
    Des voix s’y mêlaient — des voix chaleureuses, riantes, comme celles qu’on entend dans un petit bistrot, tard le soir, quand tout le monde parle doucement.

    On aurait même aperçu des silhouettes à l’intérieur.
    Des visages, paraît-il — ou peut-être des masques.
    Des regards cachés derrière la vitre blanche, des figures qui semblaient vouloir se montrer, mais sans vraiment oser.
    Comme si elles savaient qu’on les regardait, et qu’elles préféraient rester de l’autre côté, là où le monde est plus lent, plus secret.

    Mais personne n’a jamais osé s’approcher trop près.
    On observe, de loin, en silence.
    Car on dit que le bateau vit la nuit.
    Le jour, il dort, figé, presque vide.
    Mais quand le soleil se couche, quand le fleuve devient noir et que les lampadaires s’allument un à un, alors le bateau s’éveille.
    Ses vitres frémissent, sa coque respire.
    Il se remplit de murmures, de rires étouffés, de musique qui flotte entre les ombres.

    Parce que ce bateau bleu pâle, on le sent — il garde un secret.
    Un secret ancien, profond, silencieux.
    Un secret qui n’appartient pas à tout le monde,
    mais seulement à quelques personnes privées,
    à ceux qui connaissent la nuit,
    et qui savent que certaines lumières ne brillent que pour ceux qui  en demandent du bien.

    Le bateau bleu pâle (continuation)

    Une nuit, pourtant, quelqu’un s’est approché.
    Une femme — ou peut-être un homme— on ne sait plus.

    Un passant, un couple fatigué, curieux, attiré sans savoir pourquoi.
    Ils marchaient lentement. Lui, les mains dans les poches, le regard happé par la lueur qui vacillait à l’intérieur du bateau.
    Elle suivait, un peu en retrait, les épaules serrées sous son manteau, écoutant le froissement régulier de leurs pas sur les planches du quai.

    La lumière semblait respirer, comme un être vivant. Par instants, elle s’éteignait presque, puis renaissait, fragile et obstinée.
    Autour d’eux, le vent apportait l’odeur du sel et du bois mouillé, le murmure des cordages qui se heurtaient contre les mâts.
    Personne ne parlait. Il y avait dans l’air quelque chose d’ancien, une attente suspendue, comme si la nuit retenait son souffle.

    Le couple s’arrêta au bord du quai.
    Le bateau, immobile, paraissait attendre lui aussi.
    Elle posa la main sur le bras de son compagnon — geste hésitant, presque enfantin.
    — Tu crois qu’il y a quelqu’un ? demanda-t-elle à voix basse.

    Il ne répondit pas. Son regard ne quittait pas la lumière, cette flamme tremblante au cœur du silence, comme un appel venu d’un autre temps.

     

    Le vent soufflait un peu, la route brillait de pluie.
    Tout semblait endormi, sauf cette lumière à l’entrée.
    Cette porte, d’un rouge vif, brillait avec une petite fenêtre métallique étrange.
    Cette porte avait une sonnerie.
    Intriguée par la curiosité, et par une rumeur entendue — certains amis connaisseurs disaient que c’était un bon endroit de restauration, de danse, de musique, de boisson à volonté, et d’autres surprises…
    « Autres surprises », pensait ce couple. Quelle est donc cette surprise inattendue ?

    Curieuse, sans demander l’avis de son compagnon, elle sonna.
    Lui, surpris, ne s’y attendait pas.
    Il était là, à côté d’elle, en pleine discussion, quand elle prit soudain cette décision sans même lui en parler.

    Soudain, la petite fenêtre blindée s’ouvrit.
    Ils virent alors une autre vitre derrière, et celle-ci s’ouvrit aussitôt.
    Une musique forte jaillit,éclata, comme si le son leur frappait le visage.

    Un homme apparut derrière la vitre, le regard méfiant.
    Un monsieur, d’un ton autoritaire, parla d’une façon brusque et agressive

    La lumière intérieure était jaune et tremblante, comme si elle hésitait à éclairer ce qu’elle montrait.
    L’homme resta un instant immobile, puis sa bouche s’ouvrit lentement.

    — Que désirez-vous ? demanda-t-il d’un ton sec.

    Alors, elle se rapprocha de son compagnon, instinctivement, comme pour se protéger.
    Lui, surpris, retira brusquement sa main de sa poche.


    Le couple, surpris par la brusquerie de la question, resta silencieux une seconde.
    Le vent dehors soufflait en petites rafales, faisant claquer le bas de la porte contre son cadre.
    Elle finit par oser répondre :

    — On a entendu parler de cet endroit… On voulait juste voir.

    L’homme fronça les sourcils, ses yeux brillant comme deux fentes d’or.
    — C’est une soirée privée, ici. Il faut une carte de membre.

    — Ah bon ? fit-elle, un peu déçue, la voix plus douce. Et… si on n’en a pas ?

    — Dans ce cas, vous payez le double. Les membres, eux, c’est prélevé directement sur leur compte chaque mois.

    — C’est cher ? demanda l’homme, la main posée derrière la hanche de sa compagne.
    Il la serra un peu plus fort, un geste à la fois protecteur et possessif, comme s’il voulait s’assurer qu’elle ne glisse pas dans cet endroit inconnu.

    — Ça dépend, répondit l’autre d’une voix sèche. Mais ça vaut le coup. Musique, danse, repas, boissons à volonté… et quelques surprises.

    Il avait insisté sur le dernier mot, comme s’il contenait un secret.

    Ils échangèrent un regard.
    — On entre ? chuchota-t-elle à son compagnon, les yeux brillants d’une curiosité qu’elle peinait à cacher.

    — Comme tu veux, répondit-il, un peu hésitant. Son regard passait de la vitre à la rue sombre derrière eux, comme s’il cherchait une issue.

    — Très bien, dit-elle enfin. On entre.

    Le silence s’épaissit.
    L’homme derrière la vitre s’approcha, si près que leur souffle se confondit un instant sur le verre froid.
    C’est alors qu’ils distinguèrent mieux son visage : une barbe noire, fournie, qui semblait avaler la moitié de son visage, des joues épaisses, une mâchoire puissante.
    Sa tête évoquait celle d’un ours furieux, massif et ténébreux.
    Quand il parla, trois dents en or étincelèrent dans la lumière tremblotante.

    — Avant d’entrer, je dois vous prévenir, dit-il.
    Sa voix, grave et lente, vibrait comme un avertissement.
    — Si vous êtes un simple couple, camarades, copains, copines, amants, amantes, concubins ou concubines… ce n’est pas à cette adresse. Ici, il faut être mariés.

    Un silence lourd s’installa.
    La femme baissa les yeux, son cœur battant plus fort.
    L’homme fronça les sourcils, intrigué.
    — Mariés ? répéta-t-il, comme s’il n’était pas certain d’avoir bien entendu.

    Le gardien esquissa un sourire étrange, presque carnassier.
    — C’est la règle, dit-il simplement. Et croyez-moi… elle n’est pas faite pour rien.

     

    Cet homme apparut, le regard méfiant, la main encore posée sur le battant de la porte. Sa moustache épaisse tremblait un peu, comme s’il hésitait entre la colère et la curiosité.
    — Que désirez-vous ? demanda-t-il d’un ton sec. Êtes-vous mariés… ou pas ?

    Le couple se figea. Le silence dura une seconde, peut-être deux, le temps que leurs regards se croisent.
    Elle, les yeux brillants, répondit la première, presque dans un souffle :
    — Oui.

    Lui prit aussitôt le relais, d’une voix plus ferme, comme pour couvrir son hésitation :
    — Oui, on est mariés.

    Mais au fond d’eux, ils savaient que c’était faux. Ni mariés, ni fiancés — simplement deux êtres venus là, poussés par la curiosité, ou peut-être par autre chose qu’ils n’osaient pas nommer.

    Le vigile plissa les yeux, méfiant.
    — Vous savez où vous êtes, ici ? Ce n’est pas un lieu pour les curieux.

    L’homme haussa les épaules, tenta un sourire.
    — On a entendu parler de cet endroit… On voulait juste voir s’il y avait vraiment des couples mariés.

    Le vigile soupira, son regard se radoucit un peu.
    — Il y en a, oui. Et d’autres aussi. Mais ici, personne ne demande de preuves.
    Il écarta la porte d’un geste lent.
    — Entrez, si vous tenez vraiment à savoir.

    Le couple échangea un dernier regard. Le cœur battant, ils franchirent le seuil sans un mot.
    La discussion était close, mais quelque chose venait de commencer.

    L’homme, avec ses bijoux lourds qui ressemblaient à un poing américain, marchait comme un canard, en roulant des épaules.
    Derrière sa nuque, les plis de graisse bougeaient à chaque pas.
    On entendait ses pas lourds résonner : il devait bien faire cent trente kilos, pour un mètre soixante et onze.
    Devant le couple, il avançait d’une façon inquiète.
    L’homme au visage d’ours fronça les sourcils.
    — C’est une soirée privée, ici. Il faut une carte de membre.

    — Ah bon ? fit-elle, un peu déçue. Et… si on n’en a pas ?

    — Dans ce cas, vous payez le double. Les membres, eux, c’est prélevé directement sur leur compte chaque mois.

    —— C’est cher ? demanda l’homme, la main posée derrière la hanche de sa compagne. Il la serra un peu plus fort, un geste à la fois protecteur et possessif.

    — Ça dépend, répondit l’autre d’une voix d’ogre, sèche et terrible,
    de quoi faire peur à tout le monde.Mais ça vaut le coup. Musique, danse, repas, boissons à volonté… et quelques surprises.

    Ils échangèrent un regard.
    — On entre ? chuchota-t-elle à son compagnon.

    — Comme tu veux, répondit-il, un peu hésitant.

    — Très bien, dit-elle enfin. On entre.

    L’homme hocha la tête et ouvrit la lourde porte métallique d’une couleur étrange.
    — Bienvenue, lança-t-il. Passez à la caisse, là-bas, à quelques mètres.Le couple franchit la porte avec une curiosité presque naïve.
    Le lieu semblait suspendu hors du temps — ni vraiment ancien, ni vraiment moderne.
    Des lueurs ambrées glissaient sur les murs tapissés de velours sombre, et un parfum d’ambre et de fumée flottait dans l’air.

    Ils avancèrent lentement.
    Devant eux, une jeune femme d’une vingtaine d’années se tenait derrière un comptoir.
    Elle les observa avec un léger sourire.

    — Bonsoir, dit-elle, ses dents cerclées de bagues métalliques brillant sous la lumière.
    Première fois ici ?

    — Oui…, murmura la femme. On… on ne savait pas trop à quoi s’attendre,
    surprise de la voir avec ce dentier étrange.

    — Alors, vous allez être surpris, répondit-elle, le regard brillant.
    Très surpris.

    Quelques instants plus tard, elle voulut nous présenter la patronne.

    Ils avancèrent lentement,elle traversait la salle comme on traverse une histoire.
    Devant eux, une grande dame se tenait derrière un bar.
    Elle les observa avec un léger sourire.

    — Bonsoir, dit-elle. Première fois ici ?

    — Oui, murmura la femme. On… on ne savait pas trop à quoi s’attendre.

    — Alors, vous allez être surpris, répondit la dame, le regard brillant. Très surpris.

    C’est alors qu’ils la virent : la patronne.
    Elle n’avait pas besoin de parler pour qu’on la remarque.
    D’un pas calme, presque cérémoniel, elle s’avança.
    À côté d’elle, une petite jeune — sa fille, peut-être ? Ou une étudiante ?

    Et si c’était toi, lectrice, qui passais par là sans le savoir ?

    La jeune femme retourna à sa place, ou peut-être ailleurs — à l’accueil, ou pour faire autre chose.
    Ou alors… elle n’était pas employée du tout. Peut-être qu’elle était membre, comme les autres.

    À toi, maintenant, d’en décider.
    De prolonger cette histoire alléchante, à ta manière.

     

    La patronne resta immobile un instant, son regard glissant lentement sur le couple.
    On aurait dit qu’elle savait déjà tout d’eux — avant même qu’ils ne disent un mot.

    — Vous êtes venus voir, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix douce, mais coupante comme une lame.
    L’homme hocha la tête, hésitant. Clara, elle, baissa les yeux, gênée sans savoir pourquoi.

    La patronne sourit, presque amusée.
    — Ici, on ne regarde pas. On vit. Ceux qui veulent comprendre doivent rester. Les autres, il vaut mieux qu’ils partent tout de suite.

    Un silence tomba.
    Dans le fond de la salle, la lumière dorée se reflétait encore sur les visages.
    La jeune fille d’avant, celle qui pouvait être sa fille… ou quelqu’un d’autre, les observait en coin.

    Clara sentit quelque chose changer autour d’elle — comme si l’air s’était épaissi.
    La patronne fit un pas de côté et montra la porte ouverte derrière elle.
    — Alors ? Vous entrez ?

     

    Elle devait avoir quarante-cinq ou cinquante ans, mais son âge semblait être un détail, tant elle le portait avec assurance.
    Son visage fin, encadré de cheveux noirs striés d’argent, gardait une expression douce, mais son regard trahissait une intelligence vive, presque ironique.
    Tout en elle évoquait l’expérience, la maîtrise, la mémoire des choses.

    Sa tenue était à son image : singulière et élégante.
    Elle portait une longue veste en velours prune, brodée de fils cuivrés qui captaient la lumière.
    Sous la veste, un corsage noir au col haut, orné d’une fine chaîne dorée.
    Autour de sa taille, une ceinture de cuir usé, où pendait un petit médaillon ancien — peut-être un souvenir, peut-être un secret.
    Ses bottes de cuir patiné montaient haut sur la jambe, et chaque pas qu’elle faisait semblait résonner avec autorité.

    Le patron, autrefois maître du lieu, semblait s’être effacé pour elle.
    C’est elle, désormais, qui racontait les histoires — ou plutôt, qui savait quand les taire.

     

    Elle partit, là où toi, lectrice, tu sais.
    Oui, toi. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

    Tu crois encore que tu lis cette histoire de l’extérieur ?
    Regarde bien : ce n’est plus Clara, ce n’est plus la patronne — c’est toi qu’on appelle, toi qu’on attend, toi qu’on observe.

    Chaque mot te rapproche un peu plus de cet endroit.

    Tu peux encore fermer le livre, sortir d’ici, prétendre que rien ne t’appelle.

    Mais si tu continues… alors, tu feras partie de ce qui suit.

    La patronne du club a quand même tenu à nous raconter l’histoire de t*i « Cette jeune fille de  ( 19 ans ou pas )qui quand elle vient, a sept bites en même temps dont deux dans la bouche ». Mais ne sortons pas les choses de leur contexte, il nous en parlait parce qu’il n’en revenait pas : « Si elle est comme ça à 20 ans, qu’est-ce qu’elle va être à 40 ans ? ». Le mystère reste entier."

     

    — Vous savez, dit-elle en souriant au couple, ce club garde les traces de tous ceux qui sont passés ici. Certains reviennent, d’autres… ne partent jamais vraiment.

    Clara, la femme du couple, sentit un mélange d’éblouissement et de crainte.
    Il y avait dans cette femme quelque chose d’intimidant et d’envoûtant à la fois — une force tranquille qui faisait oublier le tumulte du monde extérieur.

    La patronne s’approcha du bar, caressa du bout des doigts un verre de cristal, puis ajouta :
    — Chaque histoire a son mystère. Ici, nous n’en expliquons jamais tout. Ce serait leur enlever leur éclat.

    Un sourire complice passa entre les deux femmes.
    Clara sut alors que cette soirée ne serait pas comme les autres.

    Le mystère, cette fois encore, resta entier.

     

     

    Le couple n’en revenait pas.
    De l’extérieur, la péniche paraissait modeste, presque ordinaire — une coque sombre amarrée au quai, battue par le vent du fleuve.
    Mais une fois à l’intérieur, tout changeait.
    Les couloirs semblaient s’étirer à l’infini, les salles se succédaient sans logique apparente, comme si le bateau obéissait à une géométrie secrète.

    La patronne, drapée dans sa longue veste de velours, marchait devant eux avec la lenteur d’une guide qui connaît les secrets de chaque planche, de chaque murmure du bois.

    — Vous vous demandez comment un simple bateau peut contenir tout cela, dit-elle sans se retourner.
    — Oui… murmura Clara.
    — Ce n’est pas un simple bateau, répondit la patronne. Il s’agrandit à mesure que les histoires s’y tissent.

    Ils arrivèrent dans une première salle, ronde et claire, où trônait une grande table de marbre noir.
    Sur celle-ci, des objets étranges : des flacons d’huiles parfumées, des pinceaux fins, des tissus pliés avec une précision maniaque.
    Rien d’obscène, tout semblait préparé pour un rituel, ou une cérémonie oubliée.

    Les murs étaient couverts de miroirs anciens, certains piqués de taches dorées, d’autres si clairs qu’on s’y perdait presque.
    Une lampe suspendue, faite de verre teinté et de cuivre, projetait des reflets mouvants sur les visages.

    — Chaque salle a son atmosphère, expliqua la patronne. Ici, tout est dédié au soin, à la préparation, à la transformation.

    Dans une autre pièce, ils découvrirent des coffrets de bois ouvragé contenant des accessoires d’apparence médicale ou artistique : de petits pots de pommade, des gants de soie, des rubans, des carnets, des instruments d’une autre époque.
    Clara effleura un pot de porcelaine où l’on distinguait une étiquette à moitié effacée : Élixir d’ambre et de lumière.

    Plus loin encore, une salle à la lumière bleue semblait flotter au-dessus de l’eau.
    Les parois vibraient légèrement, comme si la péniche respirait.
    Là, un groupe de visiteurs riait doucement, comme des ombres complices dans un rêve partagé.

    Clara se tourna vers son mari.
    — On dirait… qu’il y a des centaines de pièces.
    — Oui, souffla-t-il. Comme si le bateau s’étendait sous le fleuve.

    La patronne se retourna alors, son regard brillant d’un éclat mystérieux.
    — Peut-être que ce lieu n’existe pas vraiment dans l’espace, dit-elle. Peut-être qu’il existe seulement dans ceux qui y entrent.

    Un long silence s’installa.
    Le couple comprit qu’ils ne visitaient pas un endroit ordinaire, mais une péniche où chaque pièce reflétait un aspect humaine — curiosité, mémoire, désir de comprendre, de s’émerveiller.

    Et tandis que la patronne s’éloignait, sa silhouette se fondant dans la lumière dorée des couloirs, Clara eut cette pensée étrange :
    « Ce bateau n’avance pas sur l’eau… il avance dans le temps. »

     

    Le murmure derrière la cloison

    Alors qu’ils suivaient toujours la patronne à travers les couloirs labyrinthiques de la péniche, Clara s’arrêta soudain.
    Un son, à peine perceptible d’abord, monta depuis une porte entrouverte un peu plus loin.
    C’était une voix humaine, vive, chargée d’émotion. Pas un cri, pas un appel, mais quelque chose de plus profond — un élan vibrant, comme une prière ou une incantation.

    Elle échangea un regard avec son mari.
    — Tu entends ? murmura-t-elle.
    — Oui… on dirait… des voix, répondit-il, un peu troublé.

    La patronne se retourna, un sourire discret au coin des lèvres.
    — Ici, certains laissent parler ce qu’ils ont de plus vrai, dit-elle calmement. Les murs gardent leurs échos, c’est pour cela qu’on l’appelle cette salle la salle des jalouses en rute.

    Clara s’approcha de la porte, fascinée.
    Le son n’était plus seulement une voix : il y avait des souffles, de la jouissance des nerveux,Elle entendait : « Que penses-tu de mon mari ? »,
    des mots crus, mal articulés, poussés par une drôle d’énergie,
    quelque chose entre la curiosité et la jalousie.L’une d’elles lui tira les cheveux,
    la plus jeune — victime de ses mots, de ses gestes,la critiquant de toutes les manières possibles.
    critiquée en tout genre, sans pitié.
    On aurait dit que la péniche vibrait au rythme des voix basses,
    des murmures et des insultes mêlés dans l’air brûlant.
    L’odeur de transpiration se mêlait à celle de la joie,
    et sous leurs pieds nus, la boue semblait danser avec eux.

    — Que se passe-t-il là-dedans ? demanda-t-elle à la patronne.
    — Rien que de très humain, répondit celle-ci doucement. Ce que vous entendez, c’est la vie, mais vue d’un autre angle.
    — Je veux comprendre, insista Clara.
    — Vous comprendrez en temps voulu, dit la patronne. Ici, on ne force pas les portes, on les laisse s’ouvrir d’elles-mêmes.
    Son regard se fit plus appuyé.
    Si tu cherches quelque chose de brut, de vrai, tu ne seras pas déçu. Ici, chacun finit par montrer qui il est vraiment.

    Le couple resta un moment devant cette entrée close, oscillant entre peur et fascination.
    Puis la patronne reprit sa marche, et les sons s’éloignèrent peu à peu, comme une marée qui se retire, laissant derrière elle le parfum d’un mystère qu’on ne peut pas encore nommer.

    En s’approchant, son mari entendit une voix plus forte que les autres.
    Une femme, les yeux mi-clos, laissait paraître une expression troublante, entre le plaisir et l’abandon.
    Ses mots, presque murmurés, semblaient une invitation — une voix basse, comme une chanson sans paroles.
    Il regarda Clara, et elle comprit aussitôt : il la voulait, lui aussi.

    Il crut alors sentir une odeur familière — ce parfum de corps échauffés, de tabac et de sueur mêlée, quelque chose de vivant, d’ancien, comme un souvenir revenu de très loin.

    Clara le regarda, connaissant cette expression, et toucha son pantalon.
    Et là, elle le vit, son regard semblant dire : « Je suis bien gonflé », car sa main était déjà posée sur la porte, à moitié ouverte, battant doucement au rythme de son cœur.
    Elle prit la décision de pousser cette porte et d’entrer.

    —« Va », murmura-t-elle.
    « Amuse-toi, libère-toi, laisse tout ce qui t’alourdit derrière toi. »

    Elle aurait pu entrer.
    Mais quelque chose l’a retenu.
    Peut-être la peur, peut-être le non respect de l'autre.
    Ou peut-être la sensation que ce lieu n’était pas fait pour les vivants du dehors.
    Parce qu’à travers la vitre blanche, il a vu les silhouettes bouger lentement,
    comme des ombres anciennes,
    comme des souvenirs qui avaient pris forme.

    Elle qui réclamait son mari, eux toutes semblaient frémir un peu, d’en faire du bruit.
    Leurs visages, transfigurés, et leurs voix voilées, dans le palais de leur bouche d’une pâleur d’eau, reflétaient la lumière dorée.
    Clara, elle, souriait doucement, comme éclairée de l’intérieur, d’en voir tout cela.

    Mais leurs yeux, lui, ne les a jamais vraiment vus.
    Ils étaient ailleurs, perdus dans leurs pensées, enfermés en eux-mêmes.
    Chacun son plaisir, chacun sa bulle — les plus forts résistent, les plus faibles se laissent emporter.
    Comme partout, finalement.

    Il le voit dans l’action.
    Il a voulu parler, il a voulu me dire quelque chose — mais sa voix s’est perdue.
    Un son léger est sorti de sa bouche.
    Regarde, il la prend par les épaules, la chevauche avec force, veut lui faire avaler l’autre mari par la nuit.
    Alors il l’a reculée lentement, s’est tourné vers moi, lui derrière son dos, pour qu’elle me regarde.

    Elle le regarde parce que lui la force à le faire,
    parce que le regard devient le langage que lui n’arrive plus à prononcer.

    Cela veut dire que ce n’est pas un regard naturel.
    Ce n’est pas elle qui choisit de regarder —
    c’est lui qui la place, qui la pousse, qui impose le regard.

    C’est donc un regard contraint, un geste de pouvoir ou de domination :
    il la manipule physiquement (ou symboliquement) pour qu’elle regarde à sa place,
    comme si elle devait porter son message avec ses yeux.

     « Le regard devient le langage que lui n’arrive plus à prononcer »

     Ici, on comprend que lui veut dire quelque chose,
    mais il ne trouve plus les mots — sa voix s’est « perdue ».

    Alors, à la place des mots,
    il utilise le regard (le sien, ou celui d’elle) pour exprimer ce qu’il ressent.

    C’est comme si le regard parlait à sa place.
    Le silence devient chargé :
    le regard dit tout ce que la bouche ne peut plus dire — la colère, la honte, la douleur, la jalousie…

    Et quand il a cligné des yeux, la lumière avait disparu.
    La porte aussi.
    Le bateau était redevenu immobile,
    muet comme avant,
    posé entre le fleuve et la route, dans le silence du monde.

    Quelques jours plus tard,
    on se promène comme chacun d’eux —
    comme ceux qui savent,
    et ceux qui ne savent pas,
    ou rien du tout.

    Car plusieurs personnes pensent
    que c’est un bateau abandonné,
    ou resté là comme une épave.

    Car la semaine arrive,
    et depuis ce soir-là,
    on dit que le passant ne parle plus
    de ce qu’il a vu.

    Il revient parfois,
    pour se taire de loin,
    pour regarder le bateau sans s’en approcher.

    Et certains soirs, chez nous,
    dans notre vie quotidienne,
    Il lui sembla entendre sa propre jouissance, comme un souffle qui revenait par vagues — une, puis une autre, puis encore...
    Sept fois peut-être, ou peut-être moins, mais assez pour qu’elle se sente très faible, vidée, comme si tout venait de l’intérieur.

     

    Comme si une partie de lui était restée là,
    dans ce lieu sans temps,
    parmi ces voix,
    derrière la vitre blanche du bateau bleu pâle.

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